Poèmes et écrits

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LES COLLEGUES

Je travaillais à la gare mais je voyais passer des rames de métro. Pour les oublier, surtout l'été, car le bruit devenait lancinant, j'avais mis entre moi et eux plusieurs paravents de feuillage. Cela avait créé une atmosphère protectrice et oxygénée, et je me prenais parfois à rêver que je travaillais en pleine nature au milieu d'un pré depuis longtemps laissé en jachère. Mon boulot consistait à trier quelques 300 lettres par jour, puis à ranger les dossiers sortis par les responsables sectoriels de départements, enfin à ranger toute sorte de papiers sortis et non rangés, par mégarde sans doute.

J'avais depuis longtemps appris à ignorer le mépris de mes collègues, qui, si je n'avais pas classé quelques tonnes de leurs documents, n'auraient tout simplement pas pu continuer à travailler.

Turbiner de façon solidaire, j'étais la seule à savoir ce que cela voulait dire, tant mes collègues passaient plutôt leur temps à se mousser auprès du grand responsable sectoriel des départements du nord mais je ne pouvais le montrer ni m'en servir comme faire-valoir.

 

J'avais un ami.

Je ne le voyais malheureusement que rarement car il était affecté au département du sud, au service de la documentation générale.

De temps en temps nous avions l'occasion de nous rencontrer que dis-je, de nous croiser lors des cérémonies organisées conjointement par nos deux responsables sectoriels de départements. Il s'agissait tantôt de fêter le départ à la retraite d'un sous-responsable qui, ayant atteint soixante-dix ans, consentait enfin à laisser sa place à un plus jeune que lui, tantôt de boire un verre en l'honneur de telle ou telle fête du calendrier - du moins c'est ce que les directeurs tentaient de faire croire, car en réalité, depuis plusieurs années, plus aucun départ à la retraite n'était suivi par une embauche.

Si bien que ces cérémonies avaient le goût amer des fleurs fanées, des cacahouètes rances et des vins rosés stockés là depuis des mois et des mois.

Nous nous parlions donc rarement, et je craignais la disparition progressive des départs à la retraite, mais aimions confronter nos expériences assez semblables, et rire sous cape de nos directeurs. C'était d'ailleurs là notre seule revanche sur le monde du travail, dont la dureté nous giflait le visage comme le vent en hiver sur la côte atlantique.

J'aurais aimé le voir dans d'autres circonstances mais il était très occupé, cinq enfants et une femme l'attendaient patiemment tous les soirs. Aucun n'aurait compris sans doute qu'il s'absente pour sortir avec une collègue de bureau.

Arriva cependant une fois encore le moment de se côtoyer.

 

 Il s'appelait Stéphane, moi Aude.

C'était au moment de Noël et mon responsable, très papa gâteau, voulait nous régaler avec de belles et bonnes bûches glacées, de son beau-frère, pâtissier.

Ce genre de réunion avait toujours lieu à 16 heures, et c'est avec un certain empressement que je gagnais ce jour là, 22 décembre, la grande salle des cérémonies.

Je portais un tailleur gris, et par coquetterie, n'avais pas mis de manteau.

Dehors il faisait froid et presque nuit, et, parvenue à l'autre bout des bâtiments, je grelottais.

Stéphane arriva en même temps que moi. Me voyant frissonnante, tout en me donnant ma bise de coutume, il me frotta le dos et les mains avant que nous ayons pu échanger une seule parole.

Ses gestes me donnèrent tout à coup un grand sentiment de bien-être, je me serais bien volontiers laissée envahir par cet instant magique et qui sait ? échanger bien plus qu'une bise sur la joue.

Mais déjà, d'autres collègues avaient envahi la salle, et la peur d'être l'objet de ragots d'égouts me fit m'éloigner de quelques pas de lui.

Stéphane semblait ému.

Alors très vite car le temps était compté, nous échangeâmes, sur les mois, les semaines, le quotidien, nos soucis, ses enfants, le repas de noël, le foyer, le bonheur.

Nos collègues passaient et nous les saluions du regard, trop concentrés sur notre relation, du moins je le pensais.

Stéphane, ce jour là me dit en partant - car il fallait bien que ces cérémonies prissent fin ; plus de petits fours, plus de gâteaux, le champagne avait coulé à flots, le buffet déserté, quelques irréductibles stationnaient encore � comme nous.

Stéphane me dit donc :

« Aude, j'aimerais te voir plus souvent »

Il avait dit cela sur un ton badin, légèrement détaché et semblait ne pas attendre de réponse. Toute à mon heureuse surprise, je m'étranglais mais réussis à lui répondre :

« Oui ».

 

La suite ressemble à n'importe quelle autre histoire d'amour, sans âge, sans lumière ni ombre au tableau, un premier rendez-vous au cinéma, on s'embrasse une fois, on se revoit. On se retrouve chez moi, lune de miel et tartines aussi.

Puis on se voit de plus en plus souvent, les évènements se précipitent.

Stéphane quitte femme et enfants pour un futur à deux, un grand trois pièces, un voyage par ci, Venise, mon rêve, un câlin par là.

J'avais un ami, c'est mon amant pour la vie, tout tendrement.



30/09/2008
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